Part Two of the above article:
Quant au comportement vis-à-vis de la gent féminine, de nouveaux désaccords se dessinaient pourtant entre Berlin et Paris. Frédéric ne jugeait pas nécessaire de cultiver les amies de la tsarine, concentrait ses dépenses sur les courtisans les plus en vue, surtout s'il les savait acquis à sa cause. Il lui répugnait dans son for intérieur de se plier aux exigences d'une cour régie par une femme ; en dépit des conseils réitérés de Mardefeld, il négligeait sciemment la troisième force du Palais d'Hiver, après les favoris et ministres étrangers : l'entourage féminin de la Souveraine. La faction féminine issue de la famille de Catherine Ière, comptant les descendantes du frère et des nièces de celle-ci préoccupaient les diplomates. Les dames d'honneur souvent avaient plus d'emprise sur l'Impératrice que ses ministres, amants déchus ou personnages trop peu attrayants pour jouer ce rôle, et de ce fait traités en valets de pied. Ces femmes issues d'un milieu modeste, parvenues dans les années 1720 aux premiers rangs de la cour, avaient été les compagnes de jeu d'Elisabeth, les confidentes de ses amours précoces, les organisatrices de ses rendez-vous galants. Et ceci dans un palais étouffant sous les contrôles de la police secrète d'Anna Ivanovna. La Souveraine leur vouait une reconnaissance éternelle et sincère ; signe de suprême confiance, elles avaient le droit de lui « gratouiller » la plante des pieds durant son sommeil.
Anna Karlovna Voroncova, la femme du vice-chancelier, dominait cette petite cour familiale, entrait à toute heure dans les salons impériaux pour recevoir les confidences d'Elisabeth. Elle fut jusqu'à son départ entièrement dévouée aux ministres de Frédéric et de Louis. Evitant de trop se mêler des affaires, elle se contentait d'un rôle passif, transmettant par-ci par-là les “sages avis” de son mari ou préparant Elisabeth à les écouter. Un voyage en Occident la fit changer de camp. Parmi ses complices, on comptait une autre cousine de l'Impératrice, Elisabeth Efimovskaïa mariée avec Tchernychev, le ministre russe à Berlin (1742 à 1746)[xi]. Présomptueuse, encline au faste, celle-ci ne comprenait pas la simplicité du cérémonial de Potsdam, l'interprétait comme un affront personnel qui tourna bientôt en une haine profonde contre le roi de Prusse. Ses plaintes rejoignirent les impressions d'Anna Karlovna, n'avait-on pas osé, à Versailles, priver du tabouret la cousine de l'Impératrice[xii]. Dès leur retour, les deux femmes fomentèrent la dysharmonie dans le groupe franco-prussien, l'une détestant Frédéric, l'autre réprouvant Louis. Ces dames ne se privaient pas de propos désobligeants sur les princes occidentaux : des goujats, irrespectueux de la dignité impériale russe. Ce fut un facteur déterminant pour le revirement de l'impératrice de Russie en faveur de l’Autriche et de l’Angleterre en mai 1746.
A en croire les Mémoires du baron Friedrich von der Trenck, un aventurier et ennemi déclaré de Frédéric II, Mme Bestoujev tenait les rênes du gouvernement[xiii]. Trenck, célèbre pour ses passades dont la chancelière, allemande de naissance, eut elle aussi le privilège, trempa sa plume dans le fiel. Anna I. Bestoujeva fut la seule personne à trouver sa sympathie à la cour impériale dont la médiocrité navrait le hobereau prussien. Effective régente du pays, nota-t-il non sans exagération, elle décidait de la guerre ou de la paix. Bestoujev était la marionnette de son épouse, une femme intelligente et rusée, plus majestueuse que l'Impératrice. Le couple lui paraissait mal associé, le Chancelier réunissant en sa personne des traits aussi contradictoires que la malice, l'égoïsme, la faiblesse et la mesquinerie. Anna Ivanovna était entièrement dévouée aux Anglais, grâce à une pension juteuse. Les 1000 ducats gracieusement offerts par Dallion à sa rivale Mme Troubetzkoy ou les 4000 roubles glissés par Mardefeld dans la poche de son mari, le procureur général, ne faisaient pas le poids contre les dizaines de milliers de livres sterling qui coulaient dans la caisse familiale des Bestoujev. Et d'Argenson accusait son ministre de gaspiller l'argent “pour faire des pensionnaires à la France.”[xiv]... A tous les niveaux, l'économie des cabinets paralysait les légations. Les Prussiens distribuaient l'argent avec parcimonie, comportement peu habile dans une gynécocratie confirmée depuis Catherine Ière. Les Français donnaient peu, mais ils eurent soin de flatter les dames, canal essentiel pour parvenir aux bonnes grâces de la tsarine ; d'Argenson organisa après de longues hésitations une campagne de séduction visant les amies intimes d'Elisabeth. L'épouse du général en chef, la Roumiantseva, “dame du palais et fort en faveur auprès de l'Impératrice” et la princesse Dolgorukov “appartenant à tout ce qu'il y a de plus bien à la cour”, recevaient des Français des “gratifications” allant de 4000 à 6000 livres d'argent comptant[xv]. Versailles par le biais des favorites avait grand soin de cultiver l'ancienne noblesse, comportement révélateur de son opinion sur la méritocratie russe ; en revanche, on rechignait à soigner la famille roturière de la fille de Pierre le Grand. Berlin par contre ne faisait pas la différence, semblait plus à l'aise avec les parvenus issus de la Table des Rangs. Une telle répartition des rôles, systématiquement poursuivie à l'aide d'espèces sonnantes et trébuchantes, aurait pu faire la force des franco-prussiens. Mais les diplomates s'enlisaient dans le système de cour, se laissaient prendre aux petites intrigues qui opposaient famille impériale, favoris, courtisans et leur entourage féminin.
Dès que son pays se trouvait mêlé à un conflit, Elisabeth se réfugiait en contemplation ; “le bruit des armes” dérangeait Sa Majesté “dans ses plaisirs et dans sa dévotion.”[xvi] Hostile par intime persuasion à toute intervention armée, elle en voulait secrètement aux “créatures et clients” du comte de Bestoujev sans évaluer l'ampleur de sa propre négligence. Inabordable pendant le carême ou d'autres fêtes religieuses, elle multipliait les pèlerinages abandonnant par légèreté, par lâcheté peut-être, le pouvoir au grand chancelier. Selon sa logique, en laissant le second homme de l'Etat risquer la vie de ses sujets, elle-même ne se souillerait pas les mains par le sang versé. Bestoujev canalisait les informations, interprétait le déroulement de la politique internationale à son gré. Louis et Frédéric se résignèrent, abandonnèrent la cour de Russie aux mains de l'ennemi et comptèrent désormais sur le temps, le destin ou le bon sens populaire, en d'autres termes, sur une éventuelle insurrection ou révolution de palais[xvii]. Mardefeld nourrissait moins d'illusions encore, il ne croyait même plus en cette éventualité “d'autant moins fondée que la haine de la nation n'[était] guère à craindre, aussi longtemps qu'elle n'aura[it] pas de chef accrédité.” Ecrasée par les caprices d'Elisabeth et la tyrannie de Bestoujev, abrutie par la mécanique des honneurs et du pouvoir, l'élite de la nation, sans même parler du peuple, n'arrivait plus à imaginer “des opérations de vigueur” qui la libéreraient de la dictature du terrible ministre[xviii].
Les têtes tombaient, les étrangers fuyaient, mais la vie de cour continuait comme si de rien n'était. Lors d'une fête donnée à une fille d'honneur de l'Impératrice, les ministres, favoris et courtisans jouèrent leur rôle à la perfection, “composèrent” des visages exprimant insouciance et gaieté. Plein de rancœur, Finckenstein brossa le portrait psychologique du courtisan à l'issue de la soirée :
“J'eus du moins la satisfaction d'y voir le spectacle de dissimulation que la Russie seule peut fournir. Tout le monde y paraissoit de bonne humeur, le bal étoit plus animé qu'à l'ordinaire et les personnes les plus attachées au malheureux comte de Lestocq s'efforçaient de témoigner à l'enjouement.”
A peine l'un ou l'autre regard trahissait-il de la compassion pour l'amant incarcéré, destin qui guettait plus d'un favori ou courtisan[xix]. Le travail avec Bestoujev devint insupportable, ou plutôt impossible, et Elisabeth n'arrangeait guère la situation. Son nomadisme grandit pendant les périodes de crise. Il lui arrivait de déplacer la cour pendant deux ans à Moscou, voyage qui selon la tradition devait se faire avec tout le corps diplomatique. Dans l'ancienne comme dans la nouvelle capitale, les intrigues repartaient pour de bon. Plus éloignés encore de leur cabinet, les diplomates souffraient de l'espionite accrue de la chancellerie. L'acheminement du courrier devint difficile, la situation incontrôlable. A la suite d'une tel coup de tête qui donna lieu à un revirement de la politique étrangère russe, les Français et les Prussiens décidèrent de rompre les relations diplomatiques avec la Russie (soit en 1748 et en 1751). Le système de cour russe avait eu raison de la diplomatie.
Centre d'Etudes du monde russe - Centre National de la Recherche Scientifique, École des Hautes études en Sciences Sociales